Les datajournalistes français

Les jeux de données du projet jourdain ont à plusieurs reprises évoqué cette difficulté : il n’existe pas de critère définitif pour identifier un « datajournaliste ».

Cette activité n’est pas forcément plus floue que celle de journaliste au sens large. Néanmoins, depuis près d’un siècle, les journalistes disposent de lieux et de formes de reconnaissances structurés : associations syndicales, cartes de presse, cursus universitaires… Ces instances normalisatrices ne constituent pas tout le journalisme mais elles permettent de circonscrire objectivement une population professionnalisée.

Il n’existe rien de comparable pour le datajournalisme en France. Quelques formations commencent à être dispensées, mais elles ne sont pas sanctifiées par un diplôme spécifique. A fortiori, les quelques datajournalistes revendiqués se sont formés seuls ou en associant plusieurs formations a priori distinctes (parfois un cursus de développeur et un cursus de journaliste).

En l’absence d’intermédiaires institués, les datajournalistes se croisent et échangent leur savoir-faire par le biais d’interfaces plus ou moins formalisées. Ces interfaces peuvent prendre la forme d’une organisation professionnelle, d’une association bénévole, d’une série de conférences ou même d’un manuel collaboratif.

Une distinction souvent employée en sociologie du journalisme permet de classer a minima ces différents lieux de rencontre et d’échanges : la distinction entre structures « locales » et structures « cosmopolite ». Les premières s’apparentent à un projet ou à une entreprise fédérant plusieurs métiers, par-delà les différences de formations. La conception du journal Le Monde nécessite ainsi de nombreux de profils distincts qui sont amenés à cohabiter quotidiennement. Les secondes constituent plutôt des organisations de niveau supérieur, s’attachant à renforcer la cohésion d’un groupe ou d’un sous-groupe professionnel : c’est le cas des syndicats de journalisme.

La dynamique définitionnelle du datajournalisme à la française dépend des interrelations entre ces deux types de structures. Les structures locales permettent d’importer des compétences issues d’autres champ professionnels (notamment auprès des développeurs). Les structures cosmopolite contribueraient éventuellement à stabiliser la doctrine émergente du datajournalisme.

Les structures locales

Tous les grands titres de la presse française relèvent potentiellement de cette catégorie.

Le datajournalisme n’est que l’une des manifestations d’une mutation plus générale : les rapports entre les journalistes et les développeurs sont de plus en plus étroits. La numérisation de l’activité journalistique favorise les collaborations durables et les échanges de savoir-faire. On assiste ainsi à l’émergence de figures hybrides. Des journalistes se forment à des outils de programmation de plus en plus poussés. Des développeurs s’initient aux usages propres à l’écriture de l’actualité.

Ces multiples croisements favorisent des modes de productions journalistiques demeurés jusqu’alors marginaux, à défaut d’être complètement inédits. La BBC commence à faire du « datajournalisme » dès 1999, soit sept ans avant que le terme ne soit formalisé par Adrian Holovaty.

En France, ce renouvellement se matérialise avec l’arrivée de nouveaux acteurs. La vogue des pure player entre 2006 et 2009 (Rue89, Backchich, Streetpress, OWNI…) crée les conditions nécessaires à une véritable symbiose entre les différentes professions impliquées dans la chaîne de production de l’information en ligne. Le datajournalisme n’est ainsi que l’une des multiples tentative de résolution d’un questionnement plus global sur l’avenir de la profession journalistique.

Jusqu’en 2012, l’introduction du datajournalisme a été essentiellement portée par un seul acteur : le site OWNi.

En trois ans, ce nouveau média souhaitant « augmenter » le journalisme parvient à renouveler certains référents professionnels à défaut de définir un modèle économique pérenne. Un taux élevé de turnover garantit la formation d’une trentaine de journalistes dont six portent le titre de datajournaliste. Ce réseau purement local, essaime dans le monde médiatique français et assure la perpétuation de l’esprit d’OWNI. Plusieurs acteurs historiques sont touchés par cette dissémination : Le Monde, Télérama, France 2.

Certains anciens d’OWNI profitent de l’expérience acquise pour participer à la création de nouvelles structures locales. Nicolas Kayser-Bril lance Journalism++ avec l’appoint de plusieurs développeurs, dont un autre ex-OWNI, Pierre Romera. Marie Coussin rejoint une agence d’infographie, AskMedia. Dans les deux cas, le positionnement de l’organisation se situe délibérément aux marges du journalisme. Journalism++ se rapproche du monde associatif. Askmedia se réfère apparemment au modèle des agences de communication ou de consulting.

Le jeu de données ci-dessous répertorie la quasi-totalité des datajournalistes français (en l’absence de toute organisation structurée, des lacunes sont toujours possibles). Sur les 16 profils recensés, 9 sont passés par OWNI.

Nom
Employeur
Membre d’OWNI
Statut
Paul-Antoine ChevalierAskmediaNonStatisticien
Mathilde BoireauAskmediaNonDatajournaliste
Marie CoussinAskmediaOuiDatajournaliste
Julien GoetzIndépendantOuiDatajournaliste
Nicolas PatteIndépendantOuiDatajournaliste
Sylvain LapoixIndépendantOuiDatajournaliste
Jean-Marc ManachIndépendantOuiDatajournaliste
Jean AbbiateciIndépendantnonDatajournaliste
Gurvan KristanadjajaIndépendantNonDatajournaliste
Nicolas Kayser-BrilJournalism ++OuiDatajournaliste
Pierre RomeraJournalism ++OuiDéveloppeur
Alexandre LéchenetLe MondeOuiDatajournaliste
Samuel LaurentLe MondeNonJounaliste multimédia
Rémi VincentRéunion des musées nationauxOuiDatajournaliste
Florent MauvinThe Pixel HuntNonJournaliste multimédia

Une modélisation en réseau des liens professionnels entre ces datajournalistes souligne, encore davantage, le rôle structurant d’OWNI. La notion de lien professionnel renvoie ici au fait d’avoir effectivement collaboré en tant que datajournaliste au sein de la même organisation, au même moment. Ainsi bien que Nicolas Kayser-Bril et Sylvain Lapoix soient tout deux passés par OWNI, aucun lien professionnel n’est représenté ici : Kayser-Bril a en effet quitté l’organisation quelques mois avant l’arrivée de Lapoix.

Il est possible de changer l’orientation du réseau en cliquant sur l’un des datajournalistes. La partie la plus touffue correspond aux liens entre les anciens d’OWNI. Toutes les autres affiliations paraissent subsidiaires par contraste avec ce gros nœud central. Askmedia, Le Monde ou Journalism++ ne figurent que des modélisations périphériques.

Trois datajournalistes se situent complètement hors du réseau. Cet isolement paraît confirmer l’une de nos premières suppositions : en l’absence de tout cursus universitaire dédié le datajournalisme est souvent le produit d’une formation en autodidacte.

Légende

Askmedia

Journalism++

Le Monde

Réunion des musées nationaux

Streetpress

Regards sur le numérique

journaliste indépendant

Les structures cosmopolites

À ce jour, il n’existe aucune structure cosmopolite française expressément dédié au datajournalisme. Ce rôle est, par défaut, dévolu à des organisations internationales, que ce soit directement ou via leur « succursale » française.

Le réseau Hacks/Hackers joue ainsi un rôle de premier plan. Créé l’année dernière, il organise des réunion en moyenne deux à trois fois par trimestre, sur des thèmes spécifiquement datajournalistiques telles que la récupération automatisée des données en ligne (ou scraping) ou la data-visualisation. Journaliste au Monde et ancien d’OWNI, Alexandre Lechenet est l’un des principaux animateur de ce réseau en formation.

Bien que la section parisienne de Hacks/Hackers se focalise sur le datajournalisme, son audience s’étend bien au-delà du petit cercle de datajournalistes ou d’aspirants datajournalistes. Plus de 400 personnes ont fréquenté l’une de ses manifestations et disposent d’un statut de membre au sens large. Parmi elles, on compte beaucoup de professionnels du numériques ou de militants de l’Open Data. Le réseau apparaît ainsi surtout comme un lieu d’initiation aux nouvelles pratiques d’analyse et de mises en formes statistiques.

L’Open Knowledge Foundation est encore plus éloignée des milieux du journalisme. Ce mouvement international créé par un universitaire anglo-allemand à Cambridge en 2004, vise à la « libération » du savoir sous toutes ses formes : scientifique, économique, utilitaire… Le journalisme de données est l’un des enjeux de cette libération. Cette activité porte la promesse d’une vulgarisation et d’une diffusion accrue des ressources issus de l’ouverture des données publiques et institutionnelles, par le biais de formalisations appropriées à un lectorat généraliste.

En 2012, l’Open Knowledge Foundation a coordonné l’édition d’un manuel collaboratif en ligne, le Data Journalism Handbook (pour plus d’information, on peut se référer à notre précédente analyse consacrée à ce manuel). Sa traduction française vient de paraître. Elle ne se contente pas de transcrire l’original en anglais, mais ajoute un contenu spécifique rédigé par des « experts » francophones du datajournalisme.

On retrouve logiquement quelques uns des 15 datajournalistes français identifiés : Kayser-Bril, Marie Coussin, Alexandre Lechenet… Et aussi, quelques intervenants plus occasionnels, tels que Fanny Hardy du Dauphiné Libéré.

Nom
Section
Employeur
Version originelle
Marie CoussinLe VéritomètreAskmediaNon
Yann GuéganCréation d'applis à Rue89Rue89Non
Fanny HardyCrowdsourcing : l'accès à la TNT dans le Sud-est de la FranceLe Dauphiné LibéréNon
Karen BastienLe desing d'informations au service du datajournalismeWeDoDataNon
Regards CitoyensComment Regards citoyens a créé NosDéputés.frRegards CitoyensNon
Jean AbbiateciUne pige de « scraping olympique »IndépendantNon
Nicolas Kayser-BrilCrowdsourcing du prix de l'eauJournalism ++Oui
Alexandre LéchenetAspirer les données d’AmeliLe MondeNon

Le datajournalisme au futur antérieur ?

Cette cartographie rapide du datajournalisme en France met nettement en évidence la tendance dispersive de cette activité. Paradoxalement, le datajournalisme ne parvient à solidifier son modèle économique et à se populariser qu’en s’émancipant du journalisme stricto sensu.

À l’exception d’Alexandre Lechenet, peu de datajournalistes ont fait le choix de s’affilier durablement avec un acteur historique de la presse française. Les emplois ne durent souvent que le temps d’un projet. La participation à la création d’une nouvelle organisation, généralement sise aux marges, voire au-delà, du journalisme apparaît comme une issue plus fréquente. Après la disparition d’OWNI, le maillage des structures locales paraît ainsi trop divers et éclaté pour porter une acception unique du datajournalisme.

Par contraste avec la plupart des « idéologies professionnelles », le datajournalisme diffuse plus facilement ses pratiques et ses usages en dehors de la profession à laquelle il prétend s’adresser. Cette ouverture pourrait s’avérer problématique. À trop se confondre avec les initiatives entrepreneuriales et associatives en faveur de l’accessibilité des données institutionnelles, le datajournalisme risque de perdre sa spécificité définitionnelle pour n’être plus que l’une des implications d’un mouvement social.

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