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Séminaire n°3 : Approches sémiotiques du « journalisme de données »

Le troisième séminaire jourdain s’ouvre là où le second s’était arrêté. Ce dernier était consacré aux processus de construction des données informatiques.

Au terme de ce travail de recueillement et d’explicitation, on dispose d’un ensemble de significations à exposer : corrélations, causalités, similitudes, affinités. Comment les mettre en scène ? Comment les donner à voir sans exiger du public la mise en œuvre de procédures statistiques élaborées ? En recourant à des visualisations (ou « dataviz » pour reprendre une terminologie assez circulante aujourd’hui).

Anne Beyaert-Geslin est professeur en sémiotique à l’université de Bordeaux III et directrice du CeRes (Centre de Recherches sémiotiques de Limoges). Pour ce séminaire dédiée à la visualisation des données, elle est revenue sur un projet ANR auquel elle a participé entre 2008-2010 : Idivis (Images et dispositifs de visualisation scientifique). Indivis interrogeait les modalités de visualisation de données à partir d’une question liminaire simple : qu’est-ce qu’une image scientifique ?

Définir l’image scientifique

L’image scientifique vise à faire connaître ce dont elle est la représentation. À ce titre, elle est prédictive, didactique et dynamique car elle permet aux scientifiques de mettre à l’épreuve la réflexion sur l’agencement de données. L’image est modifiable, déclinable et améliorable. Elle ne prétend pas proposer une représentation définitive et éternellement fixée.

Système solaire représenté par Andreas Cellarius dans Harmonica Macroscomica (1660). Le recours à l’allégorie contribue à rendre l’image plus familière.

L’image scientifique vise un référent qui est hors du visible, soit qu’il se trouve hors de portée soit qu’il est dissimulé par une autre couche ou enveloppe (ainsi en est-il des images de l’intérieur du corps humain). Dès lors s’impose la nécessité d’un visuel traduisant cet aspect « hors du visible ». L’image va créer le référent permettant cette lecture en même temps qu’elle façonne l’objet.

Comme l’objet qu’elle représente n’est pas visible, l’image scientifique est envisagée comme prothèse à deux titres :

  • pragmatique en ce que son enjeu est de dépasser l’obstacle entre exposition/obstruction et accessibilité/inaccessibilité
  • cognitive car il s’agit, pour assurer ce dépassement, de choisir un mode de visualisation qui renvoie à quelque chose de familier, qui compose un raccourci aisé à assimilé.

Bayaert-Geslin souligne que ce nous jugeons réaliste renvoie à une accoutumance à certains systèmes de représentation. Il existe de fait une dynamique de familiarisation et d’inculcation : les images que nous contemplons le plus souvent nous paraissent plus ordinaires et, donc, plus vraisemblable. D’où l’importance de l’iconisation : la stabilisation dans une forme familière assurera en retour la reconnaissance et l’impression de réalisme.

Le choix du modèle de visualisation par l’image s’effectue ainsi à partir de modèles familiers, dans une gamme de modes en usage. La visualisation est un dispositif pragmatique et cognitif qui vise à donner à comprendre.

Donner à voir et à croire

Au critère de familiarité s’ajoute un critère esthétique. Entre deux hypothèses, la préférence va toujours à la plus esthétique, en fonction de deux critères : symétrie et simplicité. Il s’agit, là encore, d’assurer l’effet réaliste, de faire croire, la beauté est envisagée comme force de conviction. La belle symétrie de la structure en double hélice de l’ADN a ainsi beaucoup contribué à sa rapide diffusion.

Un exemple de circulation de l’image scientifique : reproduction de la structure classique de l’ADN avec des briques légo

En effet, il s’agit avec l’image scientifique de construire le donner à lire d’une évidence. Est évident ce qui paraît immédiatement visible et saisissable. Comment se construit cet effet d’évidence ?

  • Par le traitement différent des formes et des couleurs. Si la forme est intrinsèque à l’objet, la couleur, elle, est autonome et va être utilisée pour cela en tant que discriminant signifiant (notamment en cartographie).
  • Par la standardisation du cadrage des photographies scientifiques : les marques de subjectivité sont effacées pour créer un effet d’impersonnalité, considéré comme critère d’appréciation de valeur.
    Choix du point d’ancrage ou à quoi « accrocher » l’image? : lorsque l’échelle humaine n’est pas envisageable, on choisit souvent l’échelon national, autre forme du familier.

Construire des images formelles

Les images formelles cherchent à rendre visibles des objets situés hors du visible. On retrouve un peu cette préoccupation dans le journalisme de donnée : il s’agit là aussi de mettre à jour une signification cachée, voire volontairement dissimulée, au terme d’un travail d’investigation.

Cette injonction devient tout particulièrement prégnante lorsque les quantités de données recueillies sont incommensurables en termes quantitatifs : comment leur rendre une présence sensible?

Si les données sont situées en deçà de l’information, il s’agit de leur construire une présence sensible (correspond au plan de l’expression de la sémiosis). La visualisation passe alors par une opération de réduction sémiotique. Dans son Anthropologie structurale Lévi-Strauss souligne que : « toute représentation passe par une réduction ». Il s’agit d’une conversion vers le sensible : elle suppose la commensurabilité des données pour assurer la compréhension. De même, le journaliste cherche, autant que possible, à ramener son sujet à une dimension humaine, en recourant notamment à la comparaison à des objets ou attitudes du quotidien.

La forme du diagramme est commune à l’imagerie scientifique traditionnelle et à la visualisation de données. Elle intervient comme réponse privilégiée à cette injonction de réduction.

Le diagramme scientifique est ici radicalement distinct de l’image artistique. IL n’admet aucune ambiguïté. Sa signification ne peut pas être indéfiniment distendue, ni servir de point de départ à des réceptions sociales élaborées (le scandale esthétique, par exemple). Pour Peirce, la dimension iconique du diagramme ne vise qu’à résoudre les problèmes cognitifs. Le diagramme est une conception explicative a posteriori, une pré-forme. Comme pour les stéréotypes de l’écriture journalistique, la structure élémentaire étant déjà connue et maîtrisée, on pourra mettre plus aisément l’accent sur le nouveau, sur le fait scientifique informel que l’on cherche à domestiquer.

Cette forme de visualisation possède, en somme, un caractère performatif. Elle est dotée d’une opérativité symbolique qui donne vie à un concept ou une représentation située par-delà la compréhension humaine immédiate.

Conclusion

Anne Beyaert-Geslin revient sur la dimension processuelle : collecte-visualisation – utilisation. Au long du processus de construction de visualisation(s) se pose toujours la question du « à quoi cela va servir ? ». Il ya une protension de l’ensemble vers le projet.

La visualisation s’adresse toujours à un certain public. Elle s’inscrit dans une pratique et dans une politique éditoriale. Il s’agit d’un principe interactif qui dynamise le système. On quitte avec elle la sémiotique du texte pour aller vers une sémiotique des pratiques, en envisageant une chaîne de la processualité, une traçabilité.